- Lisa Otjacques
Réponse de Pauline
Le 15 Avril j'ai lancé un appel à lettres, comme une bouteille lancée sur internet.
Le 2 Mai, Pauline Guillerm a reçu la bouteille, le long des plages de Perros Guirec.
L'autrice de Acadie-Ressac et Bleu Piscine publiés chez Lansman Editeur, est actuellement en résidence avec "Textes en l'air" (http://www.textesenlair.net) et "l'Image qui parle" (https://www.limagequiparleblog.org/blog/categories/journal-de-résidence).

©Pauline Guillerm
" Tu trouveras dans cette lettre, cher.e inconnu.e, quelques mots inscrits dans un temps que l’on voudrait derrière soi (...) "
Cher.e inconnu.e,
Me revient en mémoire le jour où ma cousine Marie et moi avons lancé depuis la côte bretonne chacune notre bouteille à la mer ; La Manche, au milieu d’une nuit fraiche et alcoolisée, accueillait alors nos rêves d’adolescentes, je me rappelle la joie et les cris d’espoir au moment de les jeter à l’eau. Tu trouveras dans cette lettre, cher.e inconnu.e, quelques mots inscrits dans un temps que l’on voudrait derrière soi ; je les lance par-dessus bord ces quelques mots, et tu en recevras, je l’espère, des bribes. Plusieurs semaines après avoir lancé ma bouteille à la mer, je reçois un appel, une femme me raconte que ma bouteille échouée sur des plages du débarquement a réalisé le rêve de sa fille qui à chaque promenade le disait à sa mère que son rêve, ce serait de trouver une bouteille à la mer, justement. Jamais je n’aurais pu le prévoir et pourtant, la pensée d’avoir réalisé, sans même le chercher, le rêve d’une gamine a été à la hauteur de la joie que j’ai eue de la balancer dans les flots la bouteille. Tu trouveras donc ces mots que je lance comme une bouteille à la mer, comme ça, simplement, sans savoir où elle ira, où s’engouffreront les mots, sans savoir même s’ils seront entendus ou rejetés à l’eau. Je ne sais pas ce que je vais trouver quand j’écris, la seule chose que je sais, c’est que je suis sur un ponton prête à traverser. Depuis toujours, je suis bercée par les histoires, celles des gens, il me semble alors qu’écrire devient une possibilité, aussi subjective soit-elle, de glisser dans ma bouteille, un peu de ces histoires, et ces histoires, si tenté qu’on en fait quelque chose, sont pour moi une des portes d’accès à la connaissance (c’est sans doute pour cela que j’aime autant la littérature et le théâtre), et c’est dans la bouche de celles et de ceux qui ne prennent jamais la parole, dans la bouche de celles et de ceux qui ne sont pas considérés que je puise ma meilleure connaissance du monde. Je me suis toujours intéressée aux détails, aux petites choses, j’ai toujours aimé rencontrer, accumuler, collectionner les histoires des uns, des unes et des autres, surtout les histoires inattendues. Les grandes joies ou les grandes tragédies. J’ai toujours aimé comprendre comment on grandit, comment on choisit. Des milliers d’histoires comme autant de mythes fondateurs. Quand nous savons qu’Ulysse va finir par rentrer chez lui, lui-même, pris entre Charybde et Sylla, le sait-il seulement ? Et surtout y croit-il encore ? Je pense que les croyances apaisent les peurs et que les certitudes tuent la pensée. On dirait que l’absence de doute ouvrent les bouches là où le manque de sérénité en ferment d’autres. Profitant de cette opportunité que Blandine m’a offerte de t’adresser quelques mots, cher.e inconnu.e, je glisse tout ça dans ma bouteille à la mer, peut-être parce que la nouvelle période qui s’annonce est tout aussi incertaine que la précédente et peut-être parce que les occasions de se raconter des histoires dans les théâtres, sur les places publiques et sur les bords de mer ont été suspendues. Ces quelques mots, cher.e inconnu.e, dans ce temps, lui aussi suspendu. On dira la période propice à l’écriture, je la dirais surtout propice à la confrontation avec soi, là, face au monde, face aux autres, face à celles et ceux qui nous gouvernent, face aux cris de détresse et aux tristesses, face aux injustices, face aux combats et ceux à mener, face aux impuissances, face aux colères et face aux joies que l’on voudrait hurler au bout d’un ponton mal éclairé d’une plage bretonne.
Pauline Guillerm