- Lisa Otjacques
Réponse de Maya
Thérapie épistolaire ; nous pouvons résumer Chers inconnus ainsi.
En répondant une à une à mes questions posées, Maya nous fait visiter l'appartement de ses pensées et "vide son sac" avec humour mais pas que. L'écriture est une occasion idéale pour faire le point sur son expérience confinée, et sa vie en générale.

©Lisa Lesourd
" (...) Et je dois dire que je suis sous pression, et que j'ai besoin de vider mon sac... Dommage pour celles et ceux qui liront cette lettre. "
Chère colocataire de pensée de confinement, chère Lisa, Tout d'abord je tiens à te remercier pour ta lettre, d'abord parce que tu demandes de mes nouvelles (et des nouvelles des autres, ce qui est un signe de bienveillance et de générosité, qualités que j'apprécie), ensuite parce que tu m'as permis d'y voir plus clair concernant ma situation de confinée... et ma situation générale... Je vais tenter de répondre à toutes tes questions, le plus honnêtement possible... c'est facile on ne se connaît pas et je dois dire que je suis sous pression, et que j'ai besoin de vider mon sac... Dommage pour celles et ceux qui liront cette lettre. Nous sommes des colocataires de confinement liés par la pensée. Bon, déjà ça commence mal... j'ai un problème d'engagement ou d'attachement (je ne sais pas trop encore, mais j'y travaille), je me sens vite envahie par les gens, je me ressource seule, et je tiens les gens à distance. Ne pas trop s'attacher, ne pas trop s'engager. Donc le mot "colocataire" m'effraie un peu. J'ai pris mes habitudes... je vis seule et mes expériences de couple et de vie à deux confirment ce besoin que j'ai de vivre seule. Et, à la différence du vin, je ne me bonifie pas avec le temps, donc une colocataire un peu chiante mais j'assume. "Liés par la pensée"... bon, alors là j'espère que ce n'est qu'un lien et que personne n'aura le malheur d'avoir un aperçu de mes pensées. C'est plutôt le bordel, et c'est un peu sombre... Mais ta lettre apporte un peu de lumière et devrait me permettre de mettre un peu d'ordre. A qui je pense ? A mes morts. Je sentais déjà un grand vide avant le confinement, mais là je ressens encore plus l'absence. Je regarde mes proches et je me dis : qui sera le prochain? Va t'on survivre à ce virus? Suis-je en mesure de gérer un autre décès ? Je suis une épuisée de la vie. La douleur de la perte d'un proche est juste une horreur que je n'ai pas envie de revivre... et pourtant personne n'a le choix. Il paraît que la mort fait partie de la vie... Je déteste cette phrase débile. Et donc, le fait de savoir que la mort fait partie de la vie, c'est supposé apaiser la douleur ? Ah mais oui ! Suis-je bête ! Je pleure mes morts, comme une imbécile, mais c'est la vie ! Ah ben tout de suite je me sens mieux ! Bref. Les rideaux sont fermés dans le studio de mon cerveau. La lumière du jour est trop agressive pour mes yeux mouillés. J'ai la vue trouble et je n'arrive pas à regarder le monde extérieur, c'est encore trop tôt. Dans la salle de bains de mon esprit, il y a de sombres pensées bien incrustées... j'ai tenté de nettoyer, mais il restait toujours des traces. J'ai gratté mais ça a créé des rayures. J'ai essayé de coller quelques pensées positives, quelques moments de joie, Mais il y avait encore quelques marques visibles, puis ça s'est décollé avec le temps. Alors, j'ai tout laissé tomber. J'ai compris qu'il fallait faire de gros travaux dans cette salle de bains. J'ai donc fait appel à un professionnel, comme on dit, que je vois une fois par semaine. Il y a encore du boulot mais les travaux avancent à petit pas. Quant à la baignoire d'émotions, je ne prends que des douches. Et pourtant j'ai une baignoire. Elle est encombrante dans ma petite salle de bains... tout comme les émotions. Si je pouvais me débarrasser d'elles... Pour la cuisine... oui je mange de la patience tous les jours, un peu trop même. J'essaye de faire passer avec une infusion de tolérance. Ce n'est pas facile. J'ai une fragilité intestinale et il y a des jours où rien ne passe. L'optimisme au menu ? J'aimerais bien... mais ça n'est pas compatible avec mes problèmes de santé. Je tente d'en consommer, de faire des cures, mais mon organisme assimile mal l'optimisme. Oui, je suis d'accord avec toi, tout n'est qu'une vue de l'esprit. Malgré mes craintes et mes angoisses, j'ai vu dans ce confinement plein de choses positives (on prend des nouvelles de tous nos proches, j'ai vu une grande solidarité se développer, moins de pollution, on consomme différemment... une sorte de retour à l'essentiel). Bon j'ai conscience que mon point de vue est celui d'une personne confinée qui a de la place pour circuler et à manger (pour une fois que je suis positive). Tu n'as pas parlé des toilettes ? En lisant ta lettre, je me suis dit, il manque les toilettes. Mes pensées étant plutôt sombres depuis quelques années... j'ai tendance à remuer la merde... j'essaye de l'évacuer, de nettoyer, mais c'est un exercice quotidien qui demande de l'énergie et comme je l'ai dit plus haut, je suis une épuisée de la vie. Et pourtant je ne suis pas la plus malheureuse, je suis juste trop sensible, trop empathique... je suis une idéaliste, donc une éternelle déçue. Les travaux de la salle de bains de mes pensées devraient aider (Tu notes qu'il y a une mini bulle d'espoir qui sort de je ne sais où). En résumé, je suis confinée avec des membres de ma famille qui ne savent pas parler sans s'énerver. Il y a un niveau de tension entre tous qui de mon point de vue, n'est basé que sur des malentendus. Aucun rapport avec l'effet confinement.... on a toujours vécu des tensions, des histoires, des embrouilles... et des épreuves. Ça aurait dû nous aider à nous concentrer sur le plus important. Mais non. Au départ j'avais prévu de profiter de cette lettre pour vider mon sac. Décrire cette famille de cinglés que nous sommes. Mais là je n'y arrive pas. Je les aime mais il faut les voir à petite dose. Ils sont cinglés mais ils ont aussi des qualités. En cas de coup dur, tout le monde rapplique. Etre confinée dans ma ville de naissance à proximité de toute ma famille me replonge dans tout ce que je n'ai pas supporté dans ma vie. Mais j'ai un autre regard aujourd'hui. J'ai plus de recul aujourd'hui et je trouve ça encore plus hallucinant. Et je suis partagée entre l'envie de crier "Vous êtes tous cinglés! " et la culpabilité de penser et dire du mal d'eux. On a eu de très bons moments... Bon y'aurait tellement de choses à dire... ça fait une semaine que j'ai écrit cette lettre. Et je n'arrive pas à la terminer. Pourtant j'ai envie d'écrire... Le confinement pour moi ? J'ai des problèmes de santé et j'ai eu le privilège de goûter au confinement en avant-première. Mon corps a dit STOP il y a quelques mois. J'ai donc eu une sorte de prépa confinement. Plus d'énergie pour sortir, pour voir du monde, pour faire ses courses (merci les livraisons à domicile). Mais j'étais chez moi... A l'annonce du confinement, j'ai pris la fuite (y'avait une place dans une voiture qui prenait la fuite direction la région où vit ma famille). J'ai hésité avant de partir. On est jamais mieux que chez soi... mais l'obsédée de la mort que je suis a eu peur de perdre encore quelqu'un et d'être coincée loin de sa famille. Je savais qu'en venant ici j'allais devoir supporter les embrouilles et les disputes, les tensions. Je ne regrette pas mon choix, mais mon "chez moi" me manque. Forcément je ne suis pas moi-même. Je contrôle mes émotions. Je prends sur moi. J'ai tellement mal au coeur en les regardant. En nous regardant. J'ai un tel sentiment de gâchis. Ça devrait pas être ça la vie. Des erreurs, des maladresses, des épreuves.... qui ont dégradé les relations. On est une famille de blessés. On fait comme on peut avec ce qu'on est. Nous ne sommes pas les plus malheureux. On souffre et selon les caractères on souffre en silence ou on exprime cette souffrance à travers cette agressivité qui caractérise nos relations. On ne peut pas dire à un grand brûlé : " Estimez vous heureux le monsieur d'à côté... il a un cancer !! ". Bon je m'arrête là. Je n'ai pas le courage de relire. Désolée pour les fautes. Mais j'assume le côté sombre et confus. Je suis comme ça. Avant... j'aurais dit "désolée je suis pas très joyeuse et mes idées sont confuses". Mais là j'assume... preuve que les travaux de la salle de bains de mes pensées avancent.... Une autre bulle qui passe !! Merci pour ta lettre. Et toi ? Comment te sens- tu ? Maya