- Lisa Otjacques
Réponse de Anne
Il y a plusieurs jours je reçois un mail d'une amie d'amie : Anne.
J'avais vu son travail, j'ai vu passer son nom sur les réseaux sociaux, sans la connaître. "Chers inconnus" nous fait échanger pour la première fois.
Premier message : "Bonjour Lisa, j'ai été invitée à déposer quelques mots. Il y aurait tant d'autres choses à dire, mais j'ai choisi cet angle de vue."
Je l'ai lu sa réponse, j'ai ri, je me suis interrogée, et la fin de sa lettre m'a littéralement émue.
J'ai eu du mal à finir de la lire (vous vérifierez par vous même avec la version auditive ci-jointe). Nous ne nous connaissions pas, vaguement de vue.
"Chers inconnus" me bouleverse encore plus quand il me donne la réelle sensation de créer de la proximité avec des inconnus. Le blog n'est donc pas prêt de s'arrêter...

©Lisa Lesourd
" (...) Le jour du muguet sans vendeurs de muguet, l’armistice sans le baiser de paix. En mai, tu n’embrasseras plus jamais."
Contemplation. Le couple de corbeaux est revenu. Un an que je ne les avais vu. Le mâle est reconnaissable à la grande plume blanche qui orne sa queue. La femelle boite, elle est plus petite, plus craintive et se tient toujours en retrait de son mec (elle n’a jamais lu Castor ou simplement se méfie des humains). Passant par la porte fenêtre de la cuisine, je sors sur la terrasse et les deux tourtereaux s’enfuient, coassant à l’unisson vers l’immense sapin gris bleu en forme de cône parfait qui trône dans le jardin. Il y a deux ans, lorsque nous avons emménagé dans cette maison, j’ai baptisé le résineux Remulak. Il est quasiment impossible de le décorer à Noël. Il faudrait fabriquer des boules géantes, dénicher des angelots de deux mètres de haut et pour honorer convenablement les pieds de Remulak le grand, confectionner des paquets cadeaux de la taille d’une vache.
Et qui voudrait d’une vache comme présent ?
22 mars 2020, le ciel azure à donf (ici c’est souvent le cas, même après que la grêle a cessé de picorer les joues). Ça fait des jours que nulle trainée blanche sortie du cul d’un avion ne vient quadriller le gouffre inversé. En contrebas, la RN 94 demeure silencieuse, sans camions gonflés à bloc venant d’Italie, sans motards tentés par cette belle ligne droite parsemée de bouquets de fleurs en plastique. J’ai vu sur les réseaux sociaux que la qualité de l’air s’était améliorée, que l’eau redevenait cristalline.
Ça venait de sites totalement incompétents en la matière, mais finalement qui ne l’est pas ? J’ai décidé d'arrêter d’aller sur les réseaux sociaux. En avril, couvre-toi car tu rempiles. C’est le mois du rien, du sans, du pas rempli. Un mois qui sonne comme une courge vide. J’adore regarder des films d’horreur, des films de zombies, de fin du monde, c’est mon remède à la mélancolie tout comme le grand huit ou le train fantôme. Quand j’ai peur je ne gamberge pas. Un moment, j’ai pensé non sans une petite pointe d’excitation que les instants avant la fin du monde devaient ressembler à la désolation uniforme de ce mois d’avril. Le calme avant l’ultime Armageddon. Le virus échappé d’un obscur laboratoire Chinois allait prendre la RN 94 à toute berzingue là, en ba de chez moi, et ravager le pays, passant par les fosses nasales, détruisant poumons et boyaux dans un immonde gargouillis. Mais bordel j’ai hérité de qui cette schizophrénie ?! Mars s’est mué en avril et avril a laissé place à la mollesse des jours chômés de mai. La fête du travail sans travail (comme d’hab’), le jour du muguet sans vendeurs de muguet, l’armistice sans le baiser de paix. En mai, tu n’embrasseras plus jamais. Dépossession. Je n’ai quasiment appelé personne.
Je n’ai pas envie de (re)lire Ulysse, de faire deux heures de gym par jour ou des apéros en visio, j’ai juste le projet de me rouler en boule comme un animal malade. La nuit ma poitrine s’embrase, sans cesse ravagée par un feu de broussaille venu de nulle part.
- Allô ? Comment ça va ? Maman, tu m’entends ? Petit rire gêné à l’autre bout.
- C’est Anne, ta fille. Tu me reconnais ?
- Qui ? Anne ? Oui, je vais bien. Il ne fait pas beau ici. Je vais mourir aujourd’hui tu sais ? Est-ce que je te l’ai déjà dit ? …
Je lui dis de prendre soin d’elle (comme si elle pouvait). Je l’embrasse en me demandant ce que ça lui fait d’être embrassée par une inconnue et si même elle se souvient avoir pris un appel. Comme le bateau léger quitte le rivage, elle s’éloigne tous les jours un peu plus, c’est la triste réalité. Je voulais lui parler du corbeau à plume blanche, des bras gris bleu de Remulak, plaisanter un peu sur les dernières conneries du gouvernement et qui sait, puisqu’elle a décidé de partir, l’emmener faire encore quelque pas dans le jardin.
Anne