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  • Lisa Otjacques

Réponse de Victor

Sur le fil, Victor, tel un funambule, nous conte son état d'esprit, accroché aux mots, tentant de mener la danse de l'équilibre.


©Lisa Lesourd


" Dans l’attente d’un répit, je guette un reste d’espoir, observe le vole des merles, des mésanges, des pigeons qui s’élancent calmes dans le ciel tendre d’Avril."


Le plus difficile, dans cet ici qui suffoque, qui fait tanguer tous les corps, toutes les cervelles, c’est de parler, de dire avec des mots, la bouche ouverte, la langue tordue, ce qui gratte à l’intérieur, car pour dire vrai sans savoir comment le dire autrement, ça ne cesse de gratter dans le tréfonds du corps, ça gratte violemment et je ne sais si tout cela va s’arrêter à un moment ou à un autre. Égaré dans cet ici en forme de crevasse, des tremblements viennent, prennent par surprise le passager qui s’attarde en ces lieux de vie tout bousillés. Je sens que ça craque, craque de partout, craque sous mes pas dans mes va-et-vient sur le plancher, craque en les viscères, craque la rage au corps. Ça tangue le long des trottoirs, ça disjoncte sur l’asphalte, et s’agit plus que de savoir comment tenir, comment trouver un reste d’équilibre sur le fil tendu au-dessus du gouffre. Pour le moment, j’y suis sur le fil, je tiens, tente une danse désarticulée par instants brefs, et reste la plupart du temps le corps suspendu dans le vide, les deux mains tenant ferme le fil. Dans l’attente d’un répit, je guette un reste d’espoir, observe le vol des merles, des mésanges, des pigeons qui s’élancent calme dans le ciel tendre d’Avril. Au loin, des tours, des fenêtres, des silhouettes accoudées sur le rebord de leur fenêtre, plus loin, d’autres tours penchées, d’autres silhouettes plus petites, s’effacent, s’éloignent de ma vue fragile, tient sur le fil. Tenir ici, dans ce vide du corps qui s’installe en moi. Tenir ici avec dans le creux de la main quelques mots pour la lutte, avec les mots pour les mots, pour dire, pour faire la tentative de dire, tout en sachant, toujours, que jamais je ne pourrai dire ce qui crépite à l’intérieur de la carcasse. Avec les mots je m’enlise, je fais des tentatives, avec les mots je gratte les parois rêches du corps, je bifurque à gauche, cherche le sentier intérieur qui me fera tenir. Des mots que je ne connais pas, que je tente de m’approprier, mais qui toujours s’échappent. Des mots pour tenir ici, des mots pour en faire des alliés dans cet ici tout dézingué qui agonise. Quelques pas le long des trottoirs le jour, la nuit, quelques pas pour trouver une manière de dire avec les bruits de pas en tête. Des silhouettes passent, s’évitent, se contournent, des silhouettes se frôlent par mégarde puis s’éloignent les unes des autres, disparaissent au loin. Tenir ici, tenir dans ce nouvel enclos, la tête dans les grilles du parc fermées à double tour et l’attente infinie avec les mêmes va-et-vient sur le plancher. Comment dire les jours, les nuits qui passent, qui s’effritent, sans les trahir ? Je n’ai pas la carrure adéquate pour tout ça, je me lance bêtement sans savoir, sans comprendre. Je traîne encore par ici avec tous les grattements en tête, pour le reste, je ne sais pas, n’aie sans doute jamais su ce que je foutais là, dans ce trou de vie au cœur de la grande ville qui lamine tout, toutes les peaux, toutes les silhouettes amies qui ne reviennent plus. Une histoire de grattement, une simple histoire de grattement pour occuper le corps, les viscères. Et pourtant je ne lâche pas le fil suspendu entre deux rives. Les mots cognent, me demandent tout. Les mots en forme d’issue dans cet ici qui ne cesse de suffoquer. Les mots en forme de sentier sur lequel je dois me lancer tout entier avec mes bras, jambes, tête, pieds et poings liés jusqu’au bout, jusqu'au dernier souffle.

Perdu dans les décombres du corps, c’est ainsi que je m’agite le jour, la nuit, du moins tel est l’éclat qui me traverse quand je fais la tentative de dire quelque chose au milieu des grattements infinis.

Victor

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