- Lisa Otjacques
Réponse de Natanaële
Dernière mise à jour : 27 avr. 2020
J'ai reçu la réponse de Natanaële C, seule mais connectée par la pensée à tous les confinés, entre ceux d'hier, des années en arrière et ceux d'aujourd'hui.

©Lisa Lesourd
"Je me sens seule et entourée. Des millions d’années me précèdent, je suis plantée dans le roman des autres, j’y prends pied. "
Mes matins sont des différences. Je nais chaque matin à la différence de leur venue. Je suis la même. Je peux accéder à mes souvenirs, à des visages de personnes croisées la veille ou bien il y a dix ans, à des projets en gestations... Tout est là, et en même temps, chaque matin me sort de moi, me sort du lit. Je deviens une autre dans un autre jour. Sans cette différence, je n’existerais pas. Le matin, c’est exister, prendre corps, entrer en différence, en devenir. Quand je me couche, ce qui ne me quitte pas, c’est le moment inconnaissable qui me fait basculer de la veille au sommeil. Je m’endors avec ça, ce mystère, ce plongeon dans un monde infini où je fais entièrement partie du cosmos. Mes respirations s’alignent parfaitement à celles de la terre. Je respire la terre, ou plus précisément, la terre me respire. Elle me tient, me soutient, me retient physiquement à mon lit, à mon existence. Je ramène parfois des bribes de ce vécu où les dimensions de mon être touchent celles du cosmos. Je me sens seule et entourée. Des millions d’années me précèdent, je suis plantée dans le roman des autres, j’y prends pied. Mais j’ai l’initiative de ma vie. Ma solitude est mon espace critique, ma liberté en friche. Les ingrédients qui me soulèvent et m’enhardissent sont ces exemples de vies physiques qui se sont battues pour tracer des sillons, improviser des sentiers, et garder la mémoire vive de l’histoire des vaincus que l’histoire des vainqueurs atomise. Quand j’ai sommeil et que je suis dans la chambre de mes doutes, mes rêves sont des mots, ceux de ma langue, ceux du poème qui écrit ma langue et que ma langue vit. Dans mes rêves, il y a l’émotion de découvrir des personnes qui aujourd’hui font l’impossible... l’émotion de voir naître des initiatives qui revitalisent les mots et refont du lien... Dans mes rêves, le refus grandissant de retourner au monde d’avant la pandémie, un monde qui avait perdu ses fenêtres sans même s’en rendre compte : sociétés de contrôle, unilatéralité, haine de la vie sensible. Et maintenant, quand j’ouvre mes paupières, mon horizon, c’est être au pied du mur. D’un côté, peuples confinés, une économie de mort qui avait cru pouvoir faire impunément des bénéfices sur le dos de tout le vivant. De l’autre côté, une planète en péril depuis des décennies par nos négligences, nos égoïsmes, nos manques de cran, de lucidité, nos occultations confortables et assassines, abouchées aux produits finis et à leur consommation. Mon horizon est ce qui est constamment effacé par notre civilisation.
Natanaële C.